Journal de la Non-Dualité.

 

Mars 1995. Mars 1998.

De nombreux dialogues ont été très fructueux. En voici quelques extraits :

Pensez-vous que la liberté existe dans ce monde tellement déterminé et implacable? Sommes-nous jamais libres?

Observons cette question fondamentale. D’abord, ce corps physique est-il libre? J’observe qu’il est dépendant de beaucoup de condition. S’il vient à manquer d’air, il ne survit que durant quelques minutes. La nourriture vient-elle à manquer? En quelques semaines, le corps meurt, et plus vite encore en manque d’eau. Ce corps dépend donc du manger, de l’air, de l’eau, de l’environnement. Physiquement, nous dépendons aussi de l’espace vital. Nous ne pouvons empieter sans dommage sur l’espace vital d’un autre individu. L’agressivité se manifeste. Non, ce corps n’est pas libre, si liberté égale non-dépendance. Sur le plan affectif, sommes-nous libres? Les relations avec autrui sont-elles le fruit de la liberté ou de la dépendance? Avons-nous besoin d’autrui, en d’autre termes? S’agissant de la sexualité, et des relations amoureuses entre individu de sexe opposé (encore que pas toujours...), nous observons souvent une dépendance vis-à-vis de l’autre. Aimer, n’est-ce pas se lier à, s’attacher, dépendre? Existe-t-il un amour qui ne soit pas dépendance? Sur le plan mental, intellectuel? La liberté pourrait exister plus facilement, semble-t-il. En effet, l’esprit ne dépend plus du corps, (encore qu’il y ait beaucoup à dire là-dessus, la dépendance chimique du cerveau est un fait...), mais la dépendance n’est-elle pas devenue plus subtile, simplement? L’information doit nourrir le cerveau aussi sûrement que le pain nourrit le corps. Alors?

Il n’y a pas de liberté?

Avançons lentement. La liberté n’existe pas, apparemment pour ce qui concerne le corps, l’affectivité, l’intellect. Bon. Et puis? Ces trois couches résument-elles l’être humain?

Je vous vois venir, si je peux me permettre. Nous ne sommes pas seulement le corps, le coeur et l’intellect.

Peut-on dire que la conscience, plus profondément en nous, est libre? Attendez-vous une réponse? Essayons une fois encore de cheminer ensemble. La conscience ne dépend-elle pas de la présence des objets qu’elle perçoit?

J’ai l’impression que oui, et en même temps, je sens que non. C’est paradoxal. Pouvez-vous nous donner un élément supplémentaire de réflexion?

Je ne veux pas nourrir votre réflexion. Tel n’est aucunement mon propos. Ne vous laissez pas prendre au piège des mots, je vous en prie. Essayez de vous situer en position de sujet et observez les faits, sans réflexion. La conscience est et n’est pas liée à l’objet. C’est un fait. Une sorte d’aller-retour intérieur. La conscience fonctionnelle, celle qui reconnaît l’objet, le distingue de l’environnement, icelle semble liée à l’objet, à la présence ou l’absence d’objet, n’est-ce pas? Plus au fond, que se passe-t-il en l’absence d’objet?

Voulez-vous suggérer que seulement alors, elle est libre? C’est ce qu’on crut des générations de chercheurs de vérité spirituelle. Ils ont concentré leur effort vers la disparition de tout objet, du plus rigide au plus ténu. Pourtant, cette conscience sans objet, non plus « con-science » mais « science », qu’est-elle?

L’être? Oui. Mais cet être ne dépend-il pas d’un écran noir, d’un lac d’absence pour être. Le non-être faisant le lit de l’être?

La ronde infernale ne finit-elle jamais?

Je vous le demande.

Je bute contre un mur. Je ne peux aller plus loin. Toute ma réflexion est comme enrayée.

Laissez les mots et approchez directement l’état, le non-état. Sans attente, sans crainte. Nous avons vu que le corps est dépendant, que le coeur est dépendant, que l’intellect est dépendant. Et maintenant, nous nous demandons si la conscience est dépendante, si l’être qu’elle semble devenir quand elle perd sa fonction est lui-même libre?

Je ne peux plus penser.

Yoga chitta vritti niroda. (Le yoga est l’arrêt des vagues dans l’esprit). Alors, je spectateur s’installe dans sa propre nature. Sinon, il est identifié à l’objet que son esprit reflète. Vous comprenez le jeu?

Vous ne faites pas habituellement de référence classique. Je dois convenir que celle-ci est particulièrement indiquée. Cela me fait penser aussi à Tetsugen. « La conscience, cinquième agrégat est comme l’esprit foncier. Bien qu’elle semble être ce dernier, les souillures du temps sont encore accrochées à elle. La conscience est donc bien l’esprit foncier? Qui peut encore se poser la question? Le temps ne peut souiller l’esprit foncier, lequel ne peut jamais être lié à quoi que ce soit. Il n’est pas lié, parce qu’il n’est pas séparé de quoi que ce soit. On peut dire qu’il inclut tout ce qui est et pourtant, il en est libre.

Alors, comment se fait-il que nous croyons être ce corps, ce coeur, cette tête? Vous rechutez, là. Qui croit être le corps? C’est le coeur, la tête. La conscience, déjà hésite à s’identifier. Prenons les choses autrement. Le monde manifesté est comme un puzzle immense. Pour l’esprit mesquin celui qui désire et refuse, le puzzle est toujours en désordre. L’esprit petit ne sait jamais comment assembler le puzzle, encore qu’il croit avoir de louables intérêts à cet égard. Tant qu’il espère assembler volontairement le puzzle, ce dernier ne ressemble guère qu’à un tas d’images cartonnées en désordre. Quand cet esprit mesquin baisse les prétentions, il se neutralise. Alors la vie suit son cours naturel. Les pièces du puzzle prennent sans effort leur place et petit à petit, le puzzle infini s’assemble pour former le visage sans visage de l’être, enfin, l’unité. Cette unité de la vie, de la matière renvoit directement au témoin de cette unité.

Le tableau s’articule. Mais je ne vois pas comment l’homme peut accéder à la liberté. Il prend conscience qu’il est seulement emprisonné. Voilà tout.

Le foncier demeure à jamais inacessible. Mais vous êtes cela!


Elle avait l’air un peu surprise. Depuis quelques jours à Angers, elle suivait un stage d’Annick de Souzenelle. Par quelques touches, elle évoqua la crise existentielle qui l’avait amenée à quitter son travail d’infirmière pour se consacrer à la quête du sens de la vie, si l’on peut dire comme cela. Sa passion transfigurait son visage. Cette passion sincère ouvre la porte secrète du coeur. Nous sentions que son chemin arrivait à la piste d’envol intérieure, laquelle fait passer le voyageur de l’horizontale à la verticale. Après un dialogue incertain: « Ce que vous êtes, vous l’êtes au-delà de tous les perfectionnements possibles. Vous pouvez perfectionner ce corps, ces sentiments, ces idées, et puis? Ce que vous êtes, Absolu, vous ne pourrez jamais l’être davantage, comprenez-vous? Il clair que votre approche de la Réalité dépend de vos idées. Si vous croyez avoir des efforts de purification à effectuer, des exercices, tout cela que maints proposent, alors les portes ne s’ouvrent aux ordres qu’elles ont reçus de votre bouche. Foncièrement, tout ce chemin horizontal dans les couches de l’individu, s’il ne fait pas obstacle en soi, doit nécessairement éclater avant l’aube de l’être. Vous êtes déjà totalement au bout du voyage intérieur, mieux, vous n’êtes jamais parti; vous ne pouvez aller nulle part; vous êtes déjà partout...

Je sens que vous dites vrai. Mais il reste comme un voile...

C’est le voile de l’attente, de l’intention.


Vous disiez hier que l’amour n’est que dépendance, donc absence de liberté. Existe-t-il un amour sans dépendance, dans la liberté?

L’amour peut naître dans la liberté. Nous pourrions l’appeler compassion, communion, ouverture, écoute. Mais pas dépendance, pas besoin de l’autre. Cet état ne se manifeste qu’après unification du puzzle dont nous parlions. Unité. Pas choix de ceci, et refus de cela. Tant qu’il reste des préférences, l’unité n’émerge pas. L’amour compris ainsi s’oppose à l’amour préférence courant dans les relations humaines.

Est-ce que l’amour préférence, comme vous l’appelez, est un obstacle sur la Voie? Oui, à moins qu’il n’embrasse l’univers entier. Autant dire qu’il préfère le tout, l’Un. Mais les demi-teintes ne porteront pas de fruit. 


Journal de la non-dualité. 28/3/97.

Le Bouddhisme à Bouillon de Culture. Intéressant. Humilité, compassion. Lire les phénomènes. La mésange me parle de Dieu. Le ruisseau aussi. Les arbres aussi. Les feuilles aussi. L'herbe aussi. Les nuages aussi. Le ciel aussi . Le soleil aussi…

_C'est Dieu qui me parle ?

_Non. C'est Dieu qui parle…

_Alors, il n'y a pas de hasard ?

_Hasard, tout a un sens ; le hasard n'existe pas…

_Pourtant, le sens est non-sens. Et le hasard est roi…

_L'univers est rempli de lui, de Cela. Alors il n'y a pas de hasard ?

_Non.

_?

_Si !

_La présence, oui. La personne, non.

_L'expérience, oui. La connaissance, non.

_La vision, oui. La réflexion, non.

Le cœur est étreint de la Présence.
Il se dilate alors pour embrasser le monde…
Les poumons sont alors comme les ailes d'une colombe
qui s'ouvrent pour voler vers les quatre horizons.



Journal de la non-dualité. Le 16/03/98.
 

Elle avait l'air pâle, ce soir-là.
_" je vais assez bien" me dit-elle. "Enfin, il y a des hauts et des bas…"
Nous avions parlé voici plusieurs années de problèmes relationnels amoureux auxquels elle avait dû faire face, et qui perdurait encore. Elle était "accro" d'un jeune homme instable. Et devant ces atermoiements, je lui montrai la nécessité de voir les choses comme elles sont. Les gens peuvent-ils changer ?
_"il est clair que les gens changent. En prenant de l'âge, par exemple, leur sensibilité et leur intérêt change du tout au tout."
_"je dirais dans ce cas qu'il s'agit d'évolution ; les réactions de l'adolescence laissent bientôt le pas à la stabilisation de l'âge adulte. Et ensuite, l'évolution est plus lente. Nous n'assisterons plus à des bouleversements. Voir les gens comme ils sont requiert une observation sans passion."
_"je ne peux pas envisager que l'amour doive prendre de la distance. Pour moi, si l'on aime, on est accroché intimement ; ce qui advient à l'autre vous atteint profondément, sinon, ce n'est plus de l'amour. C'est comme avec mes amis, ce qui leur arrive est leur problème, je peux m'en distancer. Tandis que ce qui arrive à mon ami, me touche en profondeur sans que j'y puisse rien."

_"La réalité de l'amour est sa quête d'absolu. Rechercher l'absolu dans le relatif est voué à l'échec et au désespoir. Si vous prenez conscience de cela, alors, la course effrénée vers le devenir s'estompe au profit de l'être. Cela dit, comment pouvons-nous prendre conscience d'un mouvement entretenu et stimulé par la culture, et par les choix individuels ? Nous pouvons attendre la dépression qui suit moult revers pour conclure : l'amour est parfois heureux, parfois douloureux, ayons conscience que c'est nous qui investissons cette relation et lui donnons sa force ; si c'est trop douloureux, ne faut-il pas reprendre des billes affectives pour moins souffrir? Il ne s'agit pas de cesser d'aimer, mais évoluer vers l'accueil de l'autre, plus impersonnel ! Mais quand vous affirmez que vous n'y pouvez rien, vous occultez votre pouvoir, votre choix intérieur. Vu que c'est inconscient, souvent, il est normal que vous ayez l'impression que cela vous échappe, mais en réalité vous pouvez agir sur l'inconscient, en semant les graines de la liberté intérieure."

_"c'est ce que je me suis dit parfois", glissa-t-elle.
_"Si nous faisons cela, nous demeurons amères, sans pour autant être libéré de la nostalgie de l'amour.
_"mais alors, que pouvons-nous faire ?"
_"prendre conscience que notre quête l'amour trouvera son but réel, l'absolu, non pas dans le devenir et le relatif, mais dans notre for intérieur, ici et maintenant. Autrement dit, l'absolu est déjà présent, et nous devons simplement le réaliser."
_"je ne comprends pas cela."
_"si vous le compreniez, vous l'auriez réalisé !"
_"je comprends intellectuellement ce que vous décrivez, mais je n'arrive pas à le réaliser."
_"Observez cela, sans rejet ni attirance, de sorte que votre énergie psychique, consciente et inconsciente se réorchestre tranquillement, naturellement ; ayez confiance en la résolution qui est là."



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